Johann Martin Bernatz

↗1841 (05) ↘1843 (03), peintre et illustrateur en Éthiopie.

In extremis, Johann Martin Bernatz rejoint les « Supplementa » de l’Encyclopaedia Aethiopica[1]. Comment aurait-on pu, sinon, concevoir une encyclopédie en faisant l’impasse d’un des plus grands voyageurs illustrateurs de l’Éthiopie ?

En effet, hormis Henry Salt, Eduard Rüppell, Théophile Lefebvre, Ferret et Galinier, les représentations graphiques de l’Éthiopie publiées dans la première moitié du XIXème siècle ne sont pas légion. La collection pourrait s’agrandir si une bonne âme mettait le nez dans les archives et les collections britanniques pour publier les dessins et les aquarelles de William Cornwallis Harris, de Rupert Kirk et de Douglas Cuninghame Graham, pour ne citer que les membres de l’ambassade britannique au Choa.

D’autant plus que les premières photographies de l’Éthiopie qui nous soient parvenues sont celles de l’expédition de l’armée britannique, en 1868.

Par conséquent, les témoignages picturaux de Bernatz, aussi fidèles que des clichés, sont très précieux pour les études éthiopiennes.

Entre 1836 et 1837, le peintre allemand Johann Martin Bernatz  (Speyer, 1802 – Munich, 1878) accroît sa renommée en assistant le Dr Gotthilf Heinrich von Schubert lors de son expédition en Terre Sainte, dont il tirera, deux ans plus tard, l’album Bilder aus dem heiligen Lande. À ses côtés se trouvait un naturalise, médecin en devenir, Johannes Rudolph Roth (Nürnberg, 1815 – Hasbeya, 1858)[2]. Est-ce au Caire, lorsqu’ils rencontrent le Suisse Samuel Gobat[3] de retour de son second voyage, qu’ils s’éprennent de l’Éthiopie ? Il semble que non.

En 1840, les deux compères répondent à l’offre d’un haut fonctionnaire anglais de collaborer à une description naturelle de l’Inde[4]. Malheureusement, à Bombay, ils apprennent que le plan initial a changé et acceptent la proposition qui leur est faite de participer à l’ambassade britannique au Choa confiée au capitaine William Cornwallis Harris.

Les témoignages

Harris prend bien la peine de décrire l’expédition dans The Highlands of Aethiopia, toutefois sans dater les événements et en éludant l’apport de ses assistants. La présence de Bernatz et de Roth se résume à leur mention dans l’effectif de l’ambassade en tant que, respectivement , Artist et Natural Historian.

Pour tenter d’en savoir davantage, il faut se tourner vers les témoignages des deux concernés. Probablement empêchés par Harris et sa hiérarchie, les deux volontaires ne sont cependant pas libres de leurs propos, tout particulièrement ceux ayant trait à l’ambassade et à son objectif politique.

De Bernatz, nous ne connaissons que les deux albums Scenes in Ethiopia (1852) et Bilder aus Äthiopien (1854) [5].

Les légendes des magnifiques lithographies laissent échapper quelques renseignements permettant de comprendre les conditions dans lesquelles il a travaillé.

De Roth, il ne nous est parvenu que le texte d’une conférence qu’il donne le 28 mars 1851, Schilderung der Naturverhältnisse in Süd-Abyssinien. Elle se limite à des descriptions géographiques et naturalistes, somme toute banales. Le texte est parfaitement impersonnel et intemporel. Conformément à ce qui semble avoir été établi, aucune mention n’est faite de la mission.

Un détail qui mérite d’être relevé : selon Gerd Gräber[6], Roth communique avec le naturaliste Wilhelm Georg Schimper et côtoie Eduard Zander. Est-il à l’origine de leur future collaboration ? La question reste ouverte.

Revenons à nos années 1840 et essayons de tracer l’itinéraire des deux Allemands au Choa.

Au Choa

Bernatz et Roth sont à Aden en mai 1841[7]. Selon l’Assistant-Surgeon de la mission, Rupert Kirk, les cent cinquante chameaux ne suffisant pas à charger tous les bagages, un premier groupe composé de Harris, Graham, Kirk, Barker et Roth, escorté de dix soldats européens d’Aden, se met en route pour Ankober[8] le 30 mai[9].

On ne s’explique pas pourquoi Harris décide d’emmener Roth avec le premier groupe et de laisser Bernatz croupir à Tadjourah. Faut-il y voir un moyen d’éloigner le peintre Bernatz et de mettre en valeur ses propres talents ?

Dans tous les cas, Roth arrive bien au Choa avec Harris mais sans toutefois être impliqué outre mesure dans les négociations, réservées au militaires.

Quant à Bernatz, il affirme être à Tadjourah au mois de juin[10] en compagnie du Surveyor and Draftsman Robert Scott. Concernant Sydney Horton et Impey, les archives du Governement of Bombay Secret Department laissent entendre qu’ils ont été rappelés à Aden. Hatchatoor a maille à partir avec sa hiérarchie après avoir ouvert le courrier d’un Français – probablement Antoine d’Abbadie – adressé au negus Sahlä Səlasse. Au début de l’année 1842, il accompagne Charles Johnston dans sa première tentative de mettre pied à terre à Tadjourah.

Le second groupe

Le premier groupe fait l’objet, le 9 juin, d’une attaque nocturne qui coûte la vie à trois malheureux volontaires, le sergent Walpole, le caporal Wilson et un cuisinier portugais qui n’auront pas pour autant la paix car six mois plus tard, au mois de décembre, le second groupe, parmi lequel se trouve Bernatz, rassemble les os des corps exhumés par les charognards pour leur offrir une deuxième sépulture[11].

Au détour d’une note, Kirk rapporte le passage de Scott et Bernatz à Kilulloo au mois de décembre 1841.

Le dernier indice temporel lâché par Bernatz est son arrivée à l’Awash, le 13 février 1842[12]. Comme il l’affirme dans l’introduction à son album, il aura passé neuf mois en « pays danakil ».

Le récit de Charles Johnston nous donne des nouvelles de Bernatz. Le médecin britannique arrive à Farré le 23 mai 1842 où Scott, envoyé par Harris, le rejoint. Tout début juin, leur passage à Ankober confirme la présence de Roth et de Bernatz dans cette ville alors que l’ambassade se trouve à Angolalla.

Rien d’autre ne transparaît concernant l’artiste et le naturaliste de la mission hormis les onze mois que Bernatz dit avoir passés au Choa, ce qui situe un départ début 1843.

Du point de vue de la chronologie, Bernatz passe 9 mois entre Tadjoura et l’Awash (du 17 mai 1841 au 13 février 1842) et onze mois au Choa (de ca mars 1842 à février 1843).

Des atlas

De retour en Europe la même année[13], Bernatz se charge de l’atlas accompagnant le récit de Harris The Highlands of Aethiopia (1844), publié une année après les volumes de texte et intitulé : Illustrations to the Highlands of Aethiopia[14] (1845).

Bien plus tard, en 1852, – Harris meurt en inde en 1848 – il publie à son nom l’atlas Scenes in Ethiopia composé de lithographies en couleurs, minutieusement expliquées dans chaque légende et réitère l’expérience deux ans plus tard, en allemand sous le titre Bilder aus Aethiopien. Son œuvre rencontre un succès retentissant auprès des géographes et des intellectuels, parmi lesquels Alexander von Humboldt et Heinrich Barth. Ce dernier et Heuglin, pour ne citer qu’eux, en appelleront au talent de notre artiste pour illustrer leur récit de voyage.

Richard Pankhurst souligne l’intérêt historique et ethnographique qu’apporte le témoignage de Bernatz. Sophia Thubauville et Wolbert G.C. Smidt le confirment et mettent à la disposition des Éthiopisants quelques illustrations conservées par l’Ethnographic Picture Archive of the Frobenius Institute[15]. Selon Keynes, 300 dessins d’Harris et de Bernatz ont été déposés en 1970 au Natural History Museum, à Londres sous la cote NHM WCH/000  et NHM JMB/000[16].

Des peintures

Il est à regretter que les peintures de Bernatz se rapportant à l’Éthiopie n’aient pas été répertoriées. Keynes donne la piste d’un lot :

A representative set of Bernatz’s landscapes was deposited by Harris in August 1843 at India House, in London, now BL (IOR), WD2209/1-19[17].

En 1845, donc à son retour, il peint la scène représentant le negus Sahlä Səlasse, au retour d’une campagne militaire contre les « Gallas », à l’approche d’Ankober. Le souverain du Choa est accueilli triomphalement par les prêtres.

En est témoin le chef de l’ambassade britannique au Choa, le capitaine William Cornwallis Harris. Dans son atlas de 1854, Bernatz l‘intitule « Rückkehr aus der Schlacht und Empfang des Königs von der Geistlichkeit », légendée comme suit:

Wenn nun von einem solchen grausamen Steuereintreibungszug, wobei häufig durch einen mörderischen Ueberfall ein neuer Stamm bezwungen oder vernichtet wird, die siegreichen Amhara im Triumph nach Hause zurückkehren, empfangen die Priester der Hauptstadt Ankobar den Monarchen mit dem Segen der Kirche für die Thaten, welche er „im Namen des Herrn an den Heiden vollbracht. » Der König, auf einem reich verzierten Zelter reitend und von einer auserlesenen Schaar kriegerischer Häuptlinge umgeben, bildet den Vordergrund des Bildes.

Am Fusse des Berges, auf dem die Haupt- und Residenzstadt Ankobar (die hier von der Westseite gesehen wird) erbaut ist, steigt dann gewöhnlich der König von seinem Maulthiere oder Pferde ab, und geht, umgeben von den Priestern und seinem Gefolge, zu Fusse den steilen Berg hinan und betritt, bevor er in die Residenz einzieht, die im nächsten Bilde dargestellte Hauptkirche St. Michael, wo er einem Hochamte „zur Danksagung wegen der glücklichen und segensreichen Rückkehr » beiwohnt.

Hierauf geschieht der feierliche Triumphzug in die Hauptstadt, wobei der König an der Spitze seines Siegesheeres, jeder Anführer gleich dem Könige ein grünes Spargelschoss vor der Stirne, mit ungeheurem Jubel von der sämmtlichen Einwohnerschaft bewillkommt und mit allerlei Geschenken empfangen wird[18].

Harris est présent mais, comme on le sait, son récit est inexploitable[19].

Le missionnaire protestant Johann Ludwig Krapf qui fait office de traducteur pour l’ambassade britannique est aux côtés d’Harris mais on lui a vraisemblablement fait comprendre qu’Harris avait l’exclusivité du récit.

Pour connaître la date, il faut consulter le récit d’un absent, le lieutenant William Charles Barker. La date de l’entrée triomphale du negus Sahlä Səlasse à Ankober est le 18 novembre 1841.

Or Bernatz n’est pas au Choa à cette date car sur la piste qui y mène. Pour rappel, il ne rejoint le premier groupe que le 13 février 1842.

Par conséquent, soit Bernatz s’inspire d’un dessin de Harris, de Graham ou de Kirk, soit il crée la scène. Il peut également s’agir d’une autre expédition du Souverain, à laquelle Bernatz aurait pris part.

Le fait est que la composition : au centre le negus du Choa Sahlä Sellase sur son cheval que protègent du soleil deux ombrelles ; à gauche s’étend son armée ; à droite les prêtres l’accueillent ; Ankober en arrière plan, connaît plusieurs variantes:

Peinture, © Biblethiophile.Dessin, « Return from the field and reception of the king by the priests », register no. EBA-B 02417 © Frobenius Institute.Scenes in Ethiopia & Bilder aus Aethiopien.

Leur comparaison fait apparaitre un arrière-plan montagneux différent, le cheval du Négus tantôt en mouvement, tantôt à l’arrêt et un groupe de prêtres moins accueillants dans la peinture. La peinture laisse une impression d’un scène plus statique que les lithographie et dessin.

Seul témoignage ?

Le talent du peintre Johann Martin Bernatz au service de l’empire britannique fait le bonheur des études éthiopiennes, des bibliophiles et des collectionneurs. On aurait aimé savoir comment il a vécu les longs mois passés à Tadjourah, la caravane interminable pour arriver à Ankober et le séjour au Choa dans des conditions difficiles. S’est-il réellement abstenu de tenir un journal ?

Biblethiophile, 25.07.2023, 18.06.2024, 31.08.2025, 29.11.2025.


[1] PANKHURST (Richard), « Bernatz, Johann Martin », EAe, t. 5, p. 275.

[2] En contact plus tard avec Schimper par correspondance, il semble avoir été un intermédiaire entre le naturaliste et Eduard Zander. Cf. GRÄBER (Gerd), « Zander, Eduard », EAe, t. 5, p. 136a.

[3] ROLLIER (Auguste), Samuel Gobat. Missionnaire en Abyssinie et Evêque à Jérusalem. Sa vie et son oeuvre, p. 231.

[4] MEZ (Arthur), “Johannes Roth, Enkel von Paul Wolfgang. Orient Forschung“, Merkel-Nachrichten, Januar 2005, p. 3.

[5] Généralement fort bien renseigné, Wolbert G.C. Smidt ne parle pas d’un éventuel journal de Bernatz. Cf. THUBAUVILLE (Sophia) & SMIDT (Wolbert G.C.), « Scenes in Ethiopia Illustrations by Johann Martin Bernatz », ITYOPIS, Extra Issue I, 2015.

[6] Cf. GRÄBER (Gerd), « Zander, Eduard », EAe, t. 5, p. 136a.

[7] BERNATZ (Johann Martin), Bilder aus Aethiopien, Bild I.

[8] Le Choa comprend trois villes royales: Ankober, la principale, Dabre Berhan et Angolala. Voir PANKHURST (Richard), History of Ethiopian Towns from the Middle Ages to the Early Nineteenth Century, pp. 276-298.

[9] KIRK (R[upert]), “Journey from Tajoora to Ankober”, Transactions of the Bombay Geographical Society, from September 1841 to may 1844, vol 1, Bombay, 1844, p. 320.

[10] BERNATZ, Bilder […], op. cit., Bild VI.

[11] Ibid., Bild XIII.

[12] Ibid., Bild XX.

[13] HABERLAND (Eike), Three Hundred Years of Ethiopian-German Academic Collaboration, p. 13.

[14] Deux exemplaires sont accessibles en ligne : à la New York Public Library et dans la SP Lohia Hand Coloured Rare Book Collection.

[15] THUBAUVILLE & SMIDT, Scenes […], op. cit.

[16] KEYNES (Simon, editor), Ethiopian Encounters. Sir William Cornwallis Harris and the British mission to the Kingdom of Shewa (1841-3), p. 62, les cotes signifient, respectivement: Natural History Museum William Cornwallis Harris / numéro du dessin; Natural History Museum Johann Martin Bernatz / numéro du dessin.

[17] Op. cit., p. 65.

[18] BERNATZ, Bilder […], op. cit., Bild XXII.

[19] HARRIS (W[illiam] Cornwallis), The Highlands of Aethiopia, 2e edition, probablement la p. 216 mais il faudrait transcrire la prose poétique d’Harris pour savoir si l’on parle de Angolala ou d’Ankober. Peine perdue !